La restauration des quelque 80 œuvres vandalisées il y a trois ans par un illuminé continue. Histoire d’un chantier à rallonge.

Thierry Mertenat
Publié: 05.12.2017, 19h31

On n’en finira donc jamais avec la piste satanique. L’histoire, pourtant, commence à dater. Les faits remontent à trois ans. Durant l’hiver 2014-2015, les forces du mal s’abattent sur la statuaire genevoise. Personne n’y voit que du feu, sauf un homme de 28 ans, natif du Bangladesh, chasseur d’antéchrist à plein temps. Nos sculptures tiennent leur exorciste. Sa guerre à lui se mène la nuit, à l’abri des regards, avec, ici et là, des passages à l’acte diurnes qui lui valent plusieurs interpellations.

Dans l’intervalle, il a beaucoup cassé, concentrant son entreprise purificatrice sur les extrémités, les nez, les mains et les pieds, sièges de toutes les impuretés. Pas moins de 80 sculptures sont impactées, si l’on ajoute à l’inventaire municipal celles négociées à la barre de fer du côté de Pregny-Chambésy et d’Hermance. Guerre totale, pas de raison d’épargner les catholiques. Un gros caillou qui traîne aux alentours suffit à rejouer la scène de la lapidation.

La série s’interrompt définitivement quelques jours avant le printemps 2015. Le jeune déséquilibré sans domicile fixe retrouve les Urgences psychiatriques, antichambre d’un internement prononcé dans l’intérêt de tous. Le secret médical se referme sur cette trajectoire humaine aussi brève que fulgurante.

Ardoise salée

Estimée d’abord à 50 000 francs, l’ardoise laissée par ce «serial vandale» atteint aujourd’hui les 180 000 francs, de l’avis même des spécialistes en conservation du patrimoine. C’est que depuis maintenant plus de deux ans se mène dans notre ville, à hauteur de nez, une assez étonnante campagne de chirurgie reconstitutive. Les sculpteurs sur pierre sont au travail. L’un d’eux, Vincent du Bois, arpentait récemment un échafaudage aux dimensions généreuses monté sur la place de la Synagogue. Au centre de ce carré de tubulaires fermé à clé, le fameux «Enfant au poisson» juché sur sa vasque olympique. Fameux parce qu’en 2004, il a été proprement décapité. Ses guillotineurs anonymes n’ont jamais rendu la tête. «Les voyous, qui ont opéré la nuit, l’ont sans doute emportée comme trophée», expliquait alors Philippe Beuchat, en charge de la conservation du patrimoine architectural à la Ville de Genève.

Treize ans plus tard, lui et son équipe sont à nouveau sollicités pour retrouver l’original en plâtre qui a servi de modèle pour la réalisation de cette sculpture conçue en 1945 par l’artiste animalier Willy Vuilleumier dans son atelier de Collonge-Bellerive. Jadis, leur enquête avait permis de le «loger» dans le fonds du Musée d’histoire naturelle de La Chaux-de-Fonds, grâce à un renseignement obtenu auprès d’un héritier vivant à New York.

Appendices à refaire

Les choses sont allées plus vite cette fois. Le plâtre en question a, pour la seconde fois, fait le voyage des Montagnes neuchâteloises jusqu’à Genève. Vincent du Bois a reconstitué les deux appendices saccagés dans son atelier de l’avenue du Cimetière, en taillant soigneusement chaque élément dans de la pierre de Buxy. Cet artiste d’aujourd’hui connaît son métier, un artisanat de luxe qu’il partageait jusqu’à il y a peu avec le regretté Pierre Buchs, le premier à intervenir, courant 2005, sur cette œuvre revenue de nulle part.

Un chantier en cache un autre, sans trop s’écarter de la piste satanique. Elle remonte désormais jusqu’à la gare Cornavin. Les deux sphinx qui trônent de chaque côté de la rue du Mont-Blanc, dans sa section piétonne, sont actuellement aux petits soins. Coups et blessures au niveau des griffes, inscrits dans le rapport médico-légal de 2015. L’auteur identifié est toujours le même. La provenance du calcaire change simplement de département. Saône-et-Loire pour le Buxy, Côte-d’Or pour la pierre de Comblanchien. On en profite pour réviser notre géographie hexagonale, en passant d’une carrière à ciel ouvert à l’autre.

Après le poisson, une brebis

Et après, on fait quoi? On continue jusqu’au parc Geisendorf, le long de la rue de Lyon. Dans l’herbe innocente, un autre enfant sculpté tenant dans ses bras une brebis. Le jeune garçon a perdu la moitié de son nez et l’animal la moitié de son oreille. Nul besoin de monter un échafaudage. L’œuvre datant de 1982 a la taille de son motif. Silhouette défigurée en attente d’opération. Une de plus. Il sera peut-être alors temps de refermer la piste satanique.

TRIBUNE DE GENEVE . 5 décembre 2017